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L’entretien du dimanche. « L’avenir de nos démocraties se joue aussi sur les réseaux »

Le 25 août est entré en vigueur le Digital Services Act (DSA), un texte qui vise à réguler l’activité en Europe des plus grosses entreprises de l’internet. Il s’agit notamment de limiter la propagation des discours haineux, la manipulation des opinions et de réduire le ciblage commercial. Mais comment faire plier les géants du numérique ? Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la Souveraineté Numérique, décrypte pour nous les enjeux de ce texte.

Quel est l’objectif du Digital Services Act (DSA) ?

Il s’agit de responsabiliser et de contrôler l’activité des grandes plateformes afin de limiter les dérives auxquelles on a pu assister dans le traitement des contenus et en particulier des paroles de haine par ces acteurs. L’exemple le plus flagrant, ce sont les campagnes de désinformation massives qui ont eu lieu ces dernières années à l’initiative de pays étrangers, de groupes extrémistes ou d’officines politiques radicales. Ce qui a été démontré à cette occasion, c’est que ces plateformes ne pouvaient ni ne voulaient se réguler elles-mêmes.

Pourquoi sont-elles incapables de se réguler ?

Cela tient à leur modèle économique, qui est fondé sur la captation de l’attention des utilisateurs afin d’extraire toujours davantage de données personnelles, lesquelles sont ensuite utilisées à des fins publicitaires. Or, toute régulation de contenus va à l’encontre de ce modèle économique. Le DSA a donc été pensé pour réguler ces plateformes alors qu’elles en étaient incapables. En effet, sans régulation, les problèmes que nous connaissons continueront de se poser avec des conséquences économiques et industrielles, mais aussi politiques et sociales comme on a pu l’observer avec la déferlante des discours de haine sur des réseaux comme X depuis qu’Elon Musk en a pris le contrôle. Ce que nous savons désormais, c’est que les données personnelles peuvent être utilisées à des fins de manipulation des comportements, des convictions politiques ou idéologiques : on le voit aujourd’hui en Afrique, on l’a vu en Grande-Bretagne ou encore aux États-Unis avec le scandale Cambridge Analytica.

L’un des grands principes du DSA est que « ce qui est illégal hors ligne devient illégal en ligne »… C’était donc le Far West ?!

En un sens oui. Ces plateformes étaient dans l’incapacité de faire respecter les lois des pays dans lesquels elles étaient présentes, en particulier en Europe, notamment sur la question des discriminations et de haine en ligne. En effet, ces plateformes privilégient les contenus les plus radicaux parce qu’elles ont noté que ces contenus étaient les plus addictifs et donc les plus à même de générer des revenus publicitaires. J’ajoute que les moyens déployés pour véhiculer ces discours peuvent être considérables. Il est aujourd’hui très simple pour des groupes extrémistes de créer des centaines de milliers voire des millions de faux comptes en quelques jours et de donner ainsi l’illusion d’un mouvement d’opinion spontané et ainsi influencer des populations. Un chiffre pour illustrer l’ampleur du problème auquel nous faisons face : chaque trimestre, Facebook supprime 1,5 milliard de faux comptes !

L’Europe a-t-elle réellement les moyens de faire appliquer cette réglementation ?

Au cours des dix ou quinze dernières années, un certain nombre d’amendes ont été infligées à certaines de ces sociétés, comme Google ou Apple. Est-ce que cela a modifié leur comportement ? Non. Parce qu’une amende, même en milliards d’euros, pour des sociétés aussi puissantes et dont les capitalisations sont parfois supérieures à 1 000 milliards d’euros, ce n’est pas grand-chose. Le DSA a donc choisi de viser une autre catégorie d’acteurs, qui est celle des investisseurs et des actionnaires, en menaçant d’infliger des amendes pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial voire en prononçant une interdiction d’opérer en Europe. On est là dans un tout autre registre. Par ailleurs, l’Europe est le premier marché de ces plateformes en termes de valeur et de consommation de services. Elles préféreront donc se conformer à nos règles plutôt que de risquer de ne plus avoir accès à notre marché. Reste à voir comment ce texte pourra être mis en œuvre, et surtout de quels moyens nous disposerons pour contrôler son application.

Il est notamment question de pouvoir accéder aux algorithmes de ces entreprises. Est-ce réaliste ?

Ce sera là aussi un combat mais oui, c’est possible. Un grand spécialiste de ces questions, l’universitaire américain Frank Pasquale, explique que le plus important n’est pas tant d’ouvrir ce code, qui est extraordinairement complexe, que de pouvoir l’auditer à intervalles réguliers en faisant appel à des personnes qualifiées et indépendantes. L’idée est que nous en finissions avec les boîtes noires que sont devenues ces grandes plateformes. Cette situation n’est plus tenable, d’autant que c’est aussi l’avenir de nos démocraties qui se joue sur les réseaux. Et l’idée que nous n’ayons aucun droit de regard sur des instruments aussi fondamentaux est tout bonnement politiquement impensable. Nous ne pouvons pas rester les bras croisés face à la montée en puissance des discriminations, des manipulations et de la promotion de la haine en ligne que certains de ces algorithmes peuvent générer.

Cette réglementation a-t-elle avant tout une visée politique, économique, sociétale, culturelle ?

En fait c’est tout cela, et j’y ajouterais une dimension environnementale. Lorsqu’internet a été conçu, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, cette question ne se posait absolument pas dans les mêmes termes. Or, aujourd’hui, qu’il s’agisse de la bande passante utilisée par ces services, de la consommation d’énergie ou du stockage de données dans des data centers, l’empreinte environnementale des géants d’internet et des technologies associées doit être intégrée à une réflexion globale. Je dirais qu’il existe une convergence d’intérêts toxiques liés à l’activité des plateformes et à leurs conséquences politiques, sociales, économiques et environnementales, qui rend cette régulation plus nécessaire que jamais.

Avec la mise œuvre du DSA, les milieux radicaux dénoncent le risque d’une dérive vers la censure. Qu’en est-il ?

Que les milieux complotistes y voient une potentielle limitation de leur capacité d’expression, cela me paraît évident. Est-ce que, pour autant, ce texte représente un risque pour la démocratie ? Il est trop tôt pour le dire mais pense que nos institutions judiciaires permettront d’éviter des telles dérives. Mais il ne faut pas oublier quelles ont été les vraies menaces sur les démocraties. Ainsi, la tentative de coup d’État menée par les partisans de Trump avec l’invasion du Capitole s’est notamment appuyée sur la mouvance QAnon, un mouvement largement structuré et construit grâce aux capacités de ciblage politique offertes par Facebook. Devons-nous faire en sorte que, grâce à une réglementation, ces mouvements extrémistes ne disposent plus de la même capacité d’amplification ? Il me semble que c’est très important si nous souhaitons conserver nos sociétés démocratiques et faire en sorte qu’elles ne soient pas déstabilisées par des acteurs extrémistes, eux-mêmes manipulés par des puissances étrangères.